genèse et maturation d'une toile
La surface blanche est là, par terre. Toile vierge absente d'émotion. Surface libre et offerte à tous les ébats. Selon si je l'aborde oblong ou vertical, le format guidera certainement la direction de mes premiers gestes.
Trois pots de verre, contenant l'un du blanc quelque peu souillé, l'autre, ce qui fut, il y a longtemps aussi du blanc, mais que le temps a submergé d'ocre de toutes sortes. Résultat : un beige velouté qui, selon s'il est en contact avec du noir deviendra verdâtre, ou s'il se marie à un autre blanc, s'éclaircira en ocre clair et ensoleillé.
Alors, déposant une grosse noix de noir d'acrylique dans une assiette de porcelaine bon marché, je vais, selon encore la grandeur de la toile, choisir la grosseur du pinceau qui écrira les premières lignes de l'image.
Cette fois-ci, c'est un large et touffu pinceau fatigué que j'extirpe de la vieille boîte de conserve emplie d'eau sale, où baignent depuis la veille tous mes pinceaux. Je prends un chiffon maculé de peinture sèche, y cherchant un espace encore souple pour absorber le reste d'eau du gros pinceau. Mais pas trop, il faut que ce dernier reste suffisamment humide. Quelques brasses rapides dans la noix de noir et, tel un escrimeur, j'engage l'attaque.
Quelques lignes brèves, sans réfléchir, immédiatement suivies de rappels, çà et là, pour déjà soutenir une certaine intention de forme. D'autres grandes lignes multidirectionnelles s'inscrivent alors sur la blancheur du gesso sage et standard du canevas de lin. Ce gesso ne restera pas à la vue longtemps.
La forme noire est née.
C'est alors que trois ou quatre pinceaux ronds sortent du pot d'eau. Légèrement essuyés et encore saturés de leurs teintes respectives de la veille, ils retrouverons leur rôle, l'un pour le noir, l'autre pour le blanc, un autre pour les beiges et ocres, et enfin, un dernier pour les couleurs plus marquantes. En parlant de celles-ci, dans une autre assiette, je dépose deux plus petites noix de jaune et de rouge.
La palette est alors complète.
Je saisis le pinceau des ocres et beiges, le déleste de son eau, le charge d'un peu d'acrylique frais et vais immédiatement contrer la forme noire naissante et humide.
Au contact de ses abords, les couleurs se mêlent et échangent leur volonté d'exister. Et c'est là que le jeu commence véritablement. Selon si l'une ou l'autre des surfaces décide d'empiéter sur sa voisine, cette dernière l'empêchera en saturant le pinceau de son caractère contraire. Tout est là, dans cette lutte sans fin pour l'espace et la tonalité, l'image prend forme sans que j'y pense. À coups impulsifs, instinctifs et décisifs, les masses, les formes, les surfaces se juxtaposent, tout bouge mais, malgré tout, le tout semble s'organiser.
De temps à autre, l'intention se fait plus présente et c'est le manche du pinceau qui marquera, dans la peinture fraîche, des lignes blanches et fines, incisions franches, déterminées à marquer l'espace, à structurer l'ensemble. Resteront-elles? Rien n'est moins sûr.
Un fusain dur, de graphite ou de charbon, selon l'intention, se mêle à la partie. Il tente de décrire des lignes distinctes, esquisser une nouvelle forme d'écriture. Mais un chiffon, ou un pinceau aura vite fait de l'atténuer, voire même de l'effacer presque complètement si ces lignes ne cadrent pas avec l'ensemble.
Il peut y avoir un bouleversement total. Une masse noire peut reprendre de l'espace, ou disparaître complètement et ainsi changer radicalement l'équilibre de l'image.
Puis, à un moment qui n'est jamais déterminé, le besoin de déposer la forme rouge-orange se fait sentir. C'est là, exactement là où, d'une certaine évidence, sa place est faite pour l'accueillir que s'exprimera cet élément "focalisateur", ce contrepoids nécessaire et dynamisant. Cet espace libre s'est construit tout seul sans que rien n'ait été prévu d'avance.
Petit à petit, l'image se forme, et comme d'une brume qui se retire progressivement, un paysage apparaît. Car il s'agit quasiment tout le temps de paysages. Soit urbain soit campagnard, toujours industriel. Pourquoi? Ce sera probablement l'occasion d'écrire beaucoup de lignes sur ce sujet. Mais pour l'instant, l'image trouve son équilibre et elle me raconte enfin sa vraie nature. Je dois l'aider à se faire comprendre sans pour autant tomber dans l'anecdotique.
Après des heures, et d'autres toiles en parallèle, l'image semble vouloir faire une pause.
Avec le temps, j'ai appris à respecter ce moment, sans quoi, il peut arriver des choses regrettables. Je peux passer complètement à côté de l'image en question.
Bon, on verra plus tard.
Juste un détail encore qui, je ne sais non plus pourquoi, marque une étape importante : je sertis l'image d'un trait noir, sur l'orée du flanc de la toile, comme pour mieux l'inscrire dans l'espace et marquer le temps d'une pose.
Quelquefois, à vrai dire souvent, c'est seulement lendemain que je vois enfin l'image, ce qu'elle a voulu dire, ce qu'elle voulait véritablement exprimer. La soutenir encore un peu? Peut-être, peut-être pas. À cette étape, il est facile de tout gâcher. Alors prudence. Laissons-la mûrir encore un peu. Un autre jour encore, et je la verrai mieux.
Et voilà comment se passent la genèse et la maturation d'une toile. Je ne sais jamais lorsque celle-ci est terminée, je sais juste qu'il y a un geste à ne pas franchir.